S’il devait y avoir un lien entre Seun Kuti, Paul Randolph, Rick Whilite, Bruce Ivery et Rahaan, il se pourrait bien que ce soit la nébuleuse Still Music. Derrière cette structure complexe, un homme passionné et occupé tire les ficelles, le bien nommé Jérôme Derradji. Vous connaissez surement ce dernier pour son sens de la synthèse et ses compilations sur BBE, American Boogie Down ou encore les fameuses Bang The Box et Kill Yourself Dancing. Ces quelques assemblages de tracks toujours pertinents parlent aux profanes et intéressent toujours les initiés. Depuis 2004, ce Français exilé à Chicago n’a eu de cesse de construire des ponts entre le passé et le futur, mettant à l’honneur une large variété de sons au travers de ses différentes structures. Past Due met à l’honneur. Still Music se place. Lorsqu’il ne travaille pas sur ses labels, Mr Derradji peut se faire promoteur : ainsi on peut le voir organiser ses soirées entre NYC, Detroit ou la Windy city. Fort de ce profil atypique, on s’est permis de lui poser quelques questions et de lui demander un Phonocast. Bonne écoute et bonne lecture.
– Peux-tu te présenter en quelques mots ?
Salut, je suis Jérôme Derradji, DJ, producteur et boss des labels Still Music, Stilove4music et Past Due Records. Je suis né en France et je vis à Chicago depuis presque 14 ans.
– Comment en es-tu venu à bouger à Chicago ? C’est peu commun comme parcours à l’heure où beaucoup de producteurs américains cherchent à faire exactement l’inverse.
Je suis venu en vacances à Chicago à la fin des années 1990 et j’y ai rencontré ma future femme donc j’ai bougé ici en 2000.
– À l’époque, tu habitais en France ?
Yes, absolument. J’habitais à Poitiers, mais je passais pas mal de temps à Londres.
– Comment es-tu arrivé dans le monde des crate diggers ?
Ça a commencé assez tôt. J’ai acheté mon premier skeud à 12 ans… Tout simplement, vers 15 ans, j’ai découvert la soul funk et le jazz, le garage psychédélique via le Mod Movement… et j’ai passé plein de temps à digger en Angleterre et en France pour satisfaire ma soif de disques obscurs.
Aussi, mon frangin Fabrice achetait déjà pas mal de skeuds et avait une petite boutique sur Poitiers qui s’appelait la Nuit Noire. J’arrivais à lui passer des commandes pour des trucs précis que je cherchais.
– Qu’est-ce qui t’as séduit dans le Mod movement ?
Mais le vrai diggin a commencé à Londres quand j’avais 15-16 ans. Je me souviens de Portobello, Camden Market et Notting Hill. À l’époque, il y avait plein de shops et de gars qui vendaient dans la rue. La tuerie, loin des trucs gentrifiés de maintenant. Sur le Movement Mod, c’était tout : la musique, l’esthétique et la dance… C’est un mouvement très complexe, basé sur des racines sociales british très populaires, mais avec un vrai fanatisme et respect de la musique africaine, américaine et jamaïcaine… et bien sûr la danse.
– Tu dig toujours autant qu’avant ?
Oui bien sûr. Plus je dig, plus je m’aperçois que je ne connais rien….
Je suis attiré par l’underground. J’essaie de trouver des disques peu connus ou ignorés, car pas à la mode, etc. C’est ce qui me fait continuer à chercher des perles.
– Comment l’idée de créer Still Music a-t-elle germé chez toi ?
Très jeune, après avoir lu la bio de Berry Gordy et écouté des tonnes et des tonnes de Motown, je voulais avoir un label. À Chicago, j’ai bossé pour le distributeur de zik électro, Groove Distribution. Je m’occupais de ventes, de beaucoup d’achats et des deals de P&D. À un moment, j’ai réalisé que la zik que je kiffais n’avait pas de support aux US et j’ai décidé de monter Still Music. J’avais besoin de sortir cette musique de Detroit, Chicago, Tokyo, Londres et que peu de monde (à l’époque) semblait apprécier.
J’ai eu la chance inouïe de rencontrer Rick Wilhite des Three Chairs a Detroit après lui avoir vendu des disques et,, grâce a Rick les portes se sont ouvertes sur Detroit et j’ai pu signé pas mal de gars que j’admire toujours énormément.
– Tu étais Record Dealer ?
Non, bien que j’ai bossé pour pas mal de magasins de disques à Chicago, j’étais Head Of Sales et P&D Manager pour un distributeur ici. Je ne vendais que des nouvelles sorties. Le vrai plaisir était d’acheter des disques d’artistes pas connus – comme Omar S a l’époque – et de convaincre tout le monde de les acheter.
– Que penses-tu de l’adage “Nul n’est prophète en son pays ?”
Je suis absolument d’accord. Partir ailleurs te donne systématiquement une perspective différente sur ton pays et sur le pays où tu es. Je pense être un exemple parfait. Mon travail sur les labels de Chicago a pu se réaliser, car ma perspective était différente que celle des fans de house ici. Je vois une valeur immense dans ces petits labels et ces artistes qui ont défini une nouvelle musique pour le monde alors que pour des Chicagoans, c’est juste des labels pas connus dont personne ne se souvient vraiment….
– Comment vois-tu cette nouvelle scène qui commence tout juste à traverser l’Atlantique ? Tous ces artistes qui finalement n’arrivent que maintenant en Europe.
Chicago a finalement redécouvert ses racines et beaucoup de jeunes gars font de superbes disques. Je pense d’ailleurs que leur influence vient plus du DIY de Detroit que de Chicago. C’est une nouvelle vague et ça fait du bien. Mais ne perdons pas le cap, le Footwork est le véritable descendant de la house de Chicago. L’évolution directe de Dancemania. Hélas, ces artistes ont beaucoup moins de contacts et de moyens pour se faire connaitre. Leur musique n’en est pas moins bien.
– Comment est structurée la scène à Chicago entre les différentes générations ? Et les différents courants ?
La scène de Chicago est très complexe. C’est un dédale de microscènes, toutes avec des bases socioculturelles et ethniques différentes. Chicago se repose sur un conservatisme absolu dans chaque courant. Les old schooler ont du mal à écouter et danser sur de nouveaux trucs. Les techno heads ne vont qu’aux gigs techno etc. L’impact des raves des années 90 est aussi omniprésent ici. Il y a aussi des “politiques” de niches sans beaucoup de crossover et de collaboration, car chacun a peur de se faire niquer par les autres. Je pense que, comme partout, il est difficile pour beaucoup de naviguer dans toutes ces niches et d’être assez curieux pour découvrir de nouveaux sons et d’apprendre l’essence de ce que Chicago peut offrir.
– Peux-tu nous expliquer les différentes structures que tu gères aujourd’hui ? Quelles sont les lignes directrices ? Comment te situes-tu au milieu de tout ça ?
Aujourd’hui, Still Music est un groupe de labels et de services. Il y a trois labels principaux – Still Music Chicago, Stilove4music et Past Due Records. Chaque label a une optique différente, mais aussi une vision commune sur la qualité et la diversité de la musique que nous sortons. Nous avons aussi une division de PR avec laquelle nous aidons de jeunes labels et artistes à avoir un accès à la presse ainsi que des DJ’s cibles afin de pouvoir les aider à grandir un peu. Finalement, depuis le début, Still Music, c’est aussi des promotions de soirées à l’image du label. Et après tout ça, je fais des tracks…. À Chicago, j’ai la chance de ne pas vraiment faire partie d’une niche. Cela me permet énormément de liberté de mouvement et de pensée. Je suis philosophiquement ouvert sur tout et je trouve chaque scène captivante. Ce qui m’intéresse, c’est de voir que les gens se bougent et créent de nouvelles structures, de nouveaux tracks et que notre scène avance globalement en espérant que Chicago redevienne aussi influente que par le passé. Je pense que cela est en train d’arriver doucement…
– Selon toi quelle est la cause du déclin de Chicago face à une ville comme Détroit qui n’a jamais cessé d’être à l’avant-garde ?
À la différence de Detroit, Chicago a connu un gros succès très tôt. Un succès avec des majors, beaucoup d’argent et des deals de bandits partout. Cela a contribué à un déclin accéléré de la scène où chaque artiste s’est retrouvé en compétition directe avec les autres. Beaucoup de tracks ont été volées, re-signées sur d’autres labels, sous d’autres noms, etc. Chicago a vite perdu l’idée de collaboration et de mouvement commun. Les “stars” locales ont pris le dessus et ont “empêché” les jeunes d’exister ou d’avancer. Par un système complexe de “You have to pay your dues”, beaucoup d’artistes ont vu leur accès à des réseaux de développement se fermer, car ils représentaient un “danger” pour les vieux de la vieille et leur mainmise sur le son. Beaucoup d’artistes ont aussi dilué leurs productions pour coller à la faveur du jour. Ce qui a directement contribué à tuer la créativité et le son qui ont fait de Chicago la ville de la House. Tout cela est bien sûr aggravé par la ségrégation de la ville qui dicte tout depuis des décennies entre les différentes ethnies. Comparativement, Detroit a toujours eu une politique d’entraide entre artistes et d’aide pour les jeunes artistes. Ce que font Rick Wilhite, Omar S, KDJ, Marcellus Pittman, Mike Huckaby, Carl Craig, Mike Banks avec UR… c’est d’apprendre aux nouvelles générations comment tout fonctionne jusqu’à leur montrer comment mixer dans les soirées à Detroit. Detroit est une ville d’une créativité débordante, avec une scène magnifique. J’ai la chance d’y avoir joué des paquets de fois et j’y retourne ce week-end avec grand plaisir.
Je crois enfin aussi que Detroit a continué à créer de labels et à rester DIY, dans la pure tradition de Motown. À Chicago, les artistes ont arrêté d’être des labels owner et sont devenus des vendeurs de tracks et de remixes. En fait, cela les a doucement éloignés de la réalité du business de la musique et de l’évolution du marché mondial tandis qu’à Detroit, c’est un peu l’opposé.
– Ton activité te permet de vivre décemment aujourd’hui ?
Non pas à ce stade, le marché de la musique est terrible et nos projets sont trop coûteux parfois pour dégager des profits avantageux. Généralement, chaque projet est recoupé et nous permet de financer le prochain.
– Es-tu seul derrière Still Music ? As-tu vraiment le temps de faire de la production compte tenu de tes autres activités ?
Oui. Schizophrène en charge devrait être mon titre. J’ai rarement le temps de me concentrer sur ma production. Chaque fois que je bosse sur un track, c’est à un moment où je n’ai vraiment rien à faire et que j’ai quelques heures de libres et… c’est un vrai miracle. Mon temps reste structuré pour que je puisse passer du temps de qualité avec ma famille et ne pas leur faire perdre la tête.
– Finalement, Still Music est-elle une entité plus connue en Europe ou aux USA ? Est-ce la même chose de faire des PR aux USA ou en en Europe ?
Je pense maintenant que Still est autant connu aux US qu’en Europe. La PR aux US est complètement différente…. Imagine, chaque grande ville est un marché majeur avec ses propres modes, genres, des populations différentes et “séparées” ethniquement. C’est un peu comme si tu devais faire de la PR dans des pays séparés, chacun avec des goûts et des moyens différents. Un vrai casse-tête.
Je dois moduler mon discours en permanence aux US. Chaque scène est culturellement différente. Il faut arriver à faire passer le message à différentes populations et parfois c’est un vrai cauchemar.
–Une anecdote à ce sujet ?
Oui, je me rappelle d’une femme me disant que mon vocabulaire n’était pas cool au téléphone quand je parlais avec un pote à Detroit. Juste après, elle a pris des cours de linguistique – elle est prof – et elle a compris que j’adaptais mon langage et mon vocabulaire pour être compris par mon interlocuteur et pour avoir un certain impact – signer des tracks…. Elle a fini par utiliser cet exemple pour son exam de fin d’année, et a reçu un A….
– La différence ethnique a l’air extrêmement importante en ce qui concerne la musique et plus largement le quotidien du citoyen américain. Comment t’es-tu adapté et sous quelle forme cette séparation prend forme ?
On peut le dire plus directement. Il y a un racisme institutionnalisé aux États-Unis. Cela est poignant, direct et sans douceur. Le blanc American régit la société américaine sur son modèle et le reste de la population fait comme elle peut. C’est drastique à Chicago et à Detroit en particulier, avec un accès à l’éducation et une stabilité économique complètement en défaveur des Afro-Américains. C’est assez dur à vivre ici, car ce qui est naturel pour les “blancs” ne l’est pas pour moi.
De plus, je suis d’origine algérienne, donc déjà très sensible à la xénophobie et au racisme latent que la France peut avoir.
Bien entendu, les Afro-Américains le vivent tous les jours et ont un dégoût assez général pour la population blanche. Donc, des deux côtés, je ne suis jamais très à l’aise. Sauf dans des villes comme NY et Detroit, qui sont fondamentalement plus multiculturelles.
L’adaptation a surtout été un besoin de survie. Après avoir maitrisé le langage, il a fallu maitriser la culture. Cela a pris énormément de temps et de nombreuses gaffes pour enfin se sentir appartenir à ce grand pays et ses traditions.
– Peux-tu nous expliquer la différence entre tes trois structures ? Quels sont les artistes qui ont été les pierres angulaires de leurs constructions ?
Still Music est un peu le gros label pour moi, celui où je passe le plus de temps et où nos gros projets sortent. Stilove4music, c’est le label du digger, celui où tout est permis et où chaque 12″ est anonyme, sans label, sans pochette. C’est le label du pure DJ vinyl. Past Due est le label ou je fais des reissues officiels de rare disco et boogie.
Chaque artiste sur le label a contribué à sa construction ou déconstruction. Chaque étape a aidé le label à être ce qu’il est. Bien sûr pour moi, Amp Fiddler, Rick Wilhite, les gars du D, Seun Kuti et bien d’autres nous ont permis de grandir.
La folie et la passion d’un artiste sont ce que je recherche. Je ne veux plus d’artistes carriéristes qui ne font même pas leur propres morceaux et qui rêvent (et deviennent) des Dj trendy.
– Tu évoques le fait que les DJ’s carriéristes prennent les maisons de disque comme des tremplins finalement, mais n’utilisent uniquement les labels que pour pouvoir tourner. Comment gères-tu tes labels humainement parlant ? Et finalement comment arrives-tu à construire une relation sur le long terme avec eux ?
Certains DJ’s sont mes amis maintenant, la relation s’est établie de façon organique et elle continue avec le temps. Peux d’artistes ont une vision sur le long terme, hélas, et ne comprennent pas les efforts à faire de part et d’autre pour arriver au but. Je passe énormément de temps à expliquer cela aux artistes que je veux signer. Selon leur réaction, je décide ou pas de les signer sur le label. J’ai eu logiquement plusieurs déceptions. Je ne dirais pas les noms, ils savent qui ils sont.
– Finalement, vu les faits d’armes de ta structure et la finesse de tes compilations, on constate que tu as souvent un coup d’avance sur pas mal de monde. Indépendamment du contenu, quels aspects de ton label améliorerais-tu en tant que label manager ?
Oh ! Merci ! Il y a toujours des milliers de trucs à améliorer. Chaque projet que je finis m’apprend énormément sur comment être plus productif et efficace. Définitivement, j’aimerais mieux gérer mon temps pour pouvoir produire plus souvent.
– Quels sont les premiers obstacles que tu as rencontrés lorsque tu as décidé de monter ta structure ?
Mes premiers obstacles étaient vraiment de convaincre tout le monde que les artistes que nous sortions à l’époque étaient de la balle sans avoir un centime pour de la PR.
– En tant que DJ tu es surtout célèbre pour tes compilations. Qu’est-ce qui te plait dans l’art d’élaborer une compilation CD ? Comment distingues-tu cela du métier de DJ ?
Pour moi il n’y a pas de distinction entre une compilation et un set de DJ. À mon humble avis, le DJ doit faire découvrir de la musique à tous ses publics, systématiquement. Nouvelle ou vieille, peu importe. Chaque compilation – et chaque sortie – sur les labels est dans cette optique. Faire découvrir de la musique a une audience qui parfois suit la vague à défaut d’avoir accès à d’autres sons. Cela est omniprésent dans tous mes sets DJ ou je balance du Disco et de la Techno sans discrimination. Mon but commun est de faire découvrir des sons que j’aime, du mieux que je peux.
– Aujourd’hui de quels labels et de quels artistes te sens-tu proche ?
Comme dit Laurent Garnier, notre époque est absolument fantastique pour la musique et il n’y a jamais eu autant de bon son depuis pas mal d’années. J’aurais du mal a faire une liste ici, mais je pense que des labels comme PPU, Versatile, FXHE, BIS, Mr Saturday, MDR et plein de nouveaux labels comme Chiwax, Modelhart, Roundabout Sounds déchirent un peu. Artistiquement, j’adore ce que fait Laurent Garnier en ce moment, Deetron aussi est une grosse influence, mais je suis surtout un fan des artistes que je sors sur le label. The Model et Alex Israel sont pour moi deux artistes complètement sous-estimés qui méritent absolument d’être découverts.
– Un dernier mot pour les lecteurs?
Merci à Phonographe Corp pour cette interview et aussi remercier les lecteurs d’avance si ils lisent tout cela. Un gros merci a tous ceux qui ont aidé Still Music et ses divisions à grandir au cours des presques 10 dernières années ! Big ups from Chi Town !