Mercredi dernier, le festival rémois Elektricity recevait un artiste hors du commun, Chilly Gonzales, dans le cadre intimiste de l’Opéra de Reims. Le public est venu en masse acclamer celui qui a impressionné avec son album The Unspeakable sorti en 2011, surpris avec sa mixtape Pianist Envy et collaboré avec les plus grands artistes du moment : Feist, Daft Punk et Drake pour ne citer qu’eux (on ne se répètera pas, on vous laisse lire notre article “De l’excentricité au génie” publié cet été). Au départ frileuse, l’audience s’est prise au jeu dès les premières notes de “Self Portrait” et c’est un Gonzales hors normes qui s’est produit devant une assemblée conquise pour un concert magistral, mêlant leçons de musicologie, blagues et cours de piano. Plus tôt dans la journée, nous avions eu la chance de le rencontrer. Jason Beck, de son vrai nom, s’est livré sans retenue à nos questions de fan de longue date.

Écoutez son live à Munich (que vous pouvez télécharger en renseignant une adresse email) tout en lisant l’interview :

À titre personnel, je suis ton travail depuis 10 ans environ à travers Teki Latex et toute cette scène qui gravite autour de lui. J’écoutais beaucoup TTC & Consorts à l’époque, puis je me suis intéressé à ce que tu faisais toi…

Tu suis toujours ce qu’il fait avec son label ?

Oui, de loin, c’est vrai que ce n’est pas ma musique, mais j’admire et respecte le travail abattu et la créativité de leur communication (Le Sound Pellegrino Campus était une idée de génie)…

Pour lui, être curateur de quelque chose, c’est sa meilleure façon pour s’exprimer artistiquement bizarrement. Plus que de rapper. Et ça lui va très très bien, il est beaucoup plus heureux qu’avant.

On parle de rap justement, je voulais savoir comment t’est venue l’idée d’enregistrer un album de rap et est-ce que tu as un passé de rappeur dans ton enfance/adolescence ?

Pas du tout, j’ai commencé le rap à 22 ans et ça m’a pris du temps de comprendre les liens entre le rap et la musique que je connaissais et que j’étudiais, la musique classique et le jazz. J’étais un grand fan de la musique Soul et R’n’B. Ça m’a graduellement amené vers le premier rappeur qui m’a impressionné musicalement : Busta Rhymes, le son de sa voix, le rythme. Les paroles en elles-mêmes ne sont pas très reconnues comme des classiques textes. C’est un personnage classique avec une approche du rap qui m’a montré des liens avec des musiciens jazz, des grand improvisateurs. Je me suis donc intéressé tardivement au rap contrairement à plein de gens. Bien évidemment, je n’ai jamais fait du rap comme les autres, je n’ai jamais vraiment essayé de projeter l’image de rappeur. C’est en tant que génie musical que je me permet ce luxe d’être amateur de rap. Je suis enthousiaste du rap. Je pense que c’est le seul style de musique courante qui mérite quelque chose. Tout le reste ne me touche pas : je ne suis pas touché par la musique électronique, la pop, les songwriters, même si parfois j’en fais. Pour moi, pour me motiver, pour me sentir bien j’écoute de la musique classique et du rap.

Penses-tu que tu as démocratisé la musique classique par ton approche originale de ce mouvement ? Pour ma part, je ne suis jamais allé à l’Opéra, et ce soir j’y vais pour te voir, toi, que j’ai découvert par des groupes de rap. Selon toi, as-tu joué un rôle là-dedans ?

Nous, ensemble, moi et mon public jeune, on profite de lieux comme ça pour faire une soirée qui va être touchante et marrante. Ce côté touchant et marrant est lié au fait que l’on soit à l’Opéra, que Chilly Gonzales se mette au piano, en robe de chambre, dans un lieu où normalement se produisent de gens sérieux. Évidemment, c’est important pour moi de profiter de lieux comme ça. Après, démocratiser les musiques classiques est une bien grande phrase ! J’ai mon public à moi qui grandit peu à peu. Profiter de ces lieux, avec ces gens-là, c’est bien. Si c’est la première fois que tu viens à l’Opéra, ça ne veut pas non plus dire que dans 2 semaines tu vas y retourner. La musique classique ne parle pas à notre génération. Moi je n’y vais pas ! Ou du moins, c’est très rare que j’aille l’écouter car l’expérience, la conduite des gens, toute l’atmosphère psychologique liés à une certaine classe de gens, rendent les choses compliquées. Les relations entre le public et les artistes dans ce milieu ne sont pas faites pour moi. J’amène mon public dans des endroits comme ça mais je ne fais pas assez partie de la musique classique pour la démocratiser. Je ne veux pas non plus nécessairement dire : “maintenant il faut que tu t’intéresses à Berlioz parce que je suis influencé par Berlioz et si tu aimes ce que je fais, tu vas adorer Berlioz”. Non, je ne suis pas sûr que tu vas aimer Berlioz, c’est d’un autre temps ! Même moi, je ne vais pas l’écouter tant que ça. Si j’ai un message, c’est plutôt un message de faire repenser mon public qui va écouter d’autres musiques plus denses, probablement faite avec des machines. Pour ma part, je peux exister dans la pop, dans le rap. C’était une grande année car j’ai participé aux albums de Daft Punk et de Drake. C’était 2 moments de fierté. Pour moi, le piano doit être repensé et avoir une vraie place dans la culture pop d’aujourd’hui. La musique classique meurt et ça l’a mérité. Donc let it go ! Je ne vais pas essayer de préserver quelque chose qui ne le mérite pas mais plutôt adapter un outil du passé à ce qui se fait de nos jours.

En parlant de Drake, je voulais savoir comment se passent ces collaborations entre rappeurs et pianistes ? Quel a été ton travail sur l’album ?

Drake est mi-rappeur mi-chanteur. C’est peut-être la raison pour laquelle tu n’aimes pas comme tu me le disais tout à l’heure ! Il a une oreille très très musicale et donc ça se passe comme plein de collaborations. Je n’aime pas le mot “jam sessions” mais en gros c’est ça. On part de rien, je m’assois au piano ou au synthétiseur. 40, le producteur de Drake, est là, fait des beats, modifie ce que je joue et on fait ça pendant des heures. À un moment on pense avoir trouvé quelque chose et je vois Drake chuchoter quelque chose dans le micro. Moi je pars et je n’entends plus rien jusqu’à ce qu’ils aient sorti le morceau. Je leur fais confiance. Ils ont leur système. Daft Punk c’est pareil. J’ai passé 4h en studio avec eux il y a 2 ans et demie et je n’ai rien entendu avant que ça sorte. Ce ne sont pas des collaborations dans le sens où l’on est tous là à composer les morceaux. Je vais avoir un très petit rôle qui finit par prendre beaucoup de place. Le Daft Punk c’est une interlude de 1 minute avec du piano mais ce que j’ai à faire est simple ! Je les suis, je veux qu’ils soient contents de m’avoir invité, je suis très sensible à ce qu’ils disent car ce sont des gens très avancés. Et à ce niveau-là, c’est rare que les gens ne sachent pas ce qu’ils font, donc ils sont juste là pour dire ce qu’ils ont en tête. C’est ensuite à moi de traduire ça et de faire au mieux. Mais c’est marrant car, dans les 2 cas, ils ont décrit la chose, après ils enregistrent, moi je donne des idées, mais eux, au 3ème essai, ils ont trouvé ce qu’ils voulaient. Ça ne veut pas dire que je suis un bon pianiste, ça veut plutôt dire que eux, trouvent quelque chose de très très précis qu’ils ne peuvent pas faire eux-mêmes. C’est très précis, mais dans la précision, il y a une ouverture énorme. La précision c’est le sentiment qu’ils veulent. C’est à moi de trouver la meilleure version. C’est un crédit pour eux qui ne prennent pas trop la tête. Les gens de très haut niveau, sont rarement prises de têtes. Ce sont plus des gens qui ne réussissent pas qui prennent la tête car il faut savoir sur quel détail se battre. On peut devenir trop perfectionniste, passer trop de temps à sur-penser la musique. Des gens comme Feist, Drake, Daft Punk ou n’importe qui de leurs niveaux ont tous cette ouverture.

Tu me disais que tu n’aimes pas la pop et l’électronique, mais finalement tu fais des collaborations avec Feist et Boys Noize. Fais-tu ça pour le côté humain de la chose ou alors le projet en lui-même t’intéresse tout de même ?

Non musicalement j’adore travailler avec ces gens ! On créé quelque chose qui n’est pas un cliché de la pop. J’adore écouter Feist : elle a une pure voix et elle écrit de très belles chansons. Elle est ouverte à beaucoup d’influences, notamment hip-hop à travers moi, Mocky et ma bande. Secrètement, on essaye toujours de mettre ça dans la musique de Feist car c’est un truc qui l’aide à mettre en valeur sa voix. Pour mon écoute, son contexte, je ne sors pas en club, donc je n’aime pas la musique faite pour danser. Je veux que la musique me rassure, me transporte ou me motive. Donc j’attends de la musique classique qu’elle me fasse m’envoler, me touche et me fasse pleurer. J’écoute du rap pour me motiver, car c’est très littéral et j’aime beaucoup le message. C’est de la musique d’ambition. Sinon, si je veux me rassurer, ce sera du Bee Gees ou des trucs de mon enfance, des années 80. Tears for fears you know !

Parlons un peu cinéma, tes mains ont été utilisées pour le biopic sur Serge Gainsbourg…

Pas vraiment : j’ai fait la partie piano sur la bande originale et dans les scènes où l’acteur joue du piano. Mais pas physiquement : on ne voit pas mes mains. C’est enregistré d’avance, après le mec fait le doublage. C’est un boulot très précis qui prend des semaines et des semaines.

Souhaites-tu approfondir cette envie de faire du cinéma ?

J’ai fait mon film Ivory Tower, c’était mon dernier. Je n’ai pas aimé. Il y avait de beaux moments mais j’ai vraiment repris goût à l’étude de la musique, notamment pour mon projet de musique de chambre. Du coup, tous les projets TV etc sur lesquels j’avais beaucoup bossé sont en suspens. J’étais curieux de le faire, mais à un moment donné, je ne pouvais plus investir tout mon temps et mon argent dans quelque chose qui n’est pas vraiment ce que je fais et qui plait réellement aux gens. Personne ne m’a demandé en acteur après ce film et personne ne m’en parle ! Ça ne veut pas dire que c’était un flop absolu mais ce n’est pas un truc qui reste dans les esprits. On me parle d’autres travaux, de concerts. J’ai appris ça avec l’âge et le temps. J’ai moins ce besoin de dire que je suis plus qu’un musicien, I have to be a comedian and a TV star etc. Maintenant je suis plus heureux avec le statut de musicien. Avec ce statut, je peux déjà durer my lifetime. Pour l’instant, je ne me vois pas revenir à trop d’expériences hors piano/compositions/collaborations/scène.

Redonner vie à Gainsbourg d’une certaine façon, était-ce important pour toi ? 

Non, Fuck Gainsbourg ! Je ne connaissais pas très bien, je suis canadien, je suis arrivé en France à 27 ans, tout le monde me parlait de Gainsbourg et effectivement, il y a quelques titres qui sont biens, mais plein qui ne le sont pas à mon sens. Je n’ai pas le patrimoine Gainsbourg qui pèse sur mes épaules, et c’est justement pour ça que le réalisateur du film, Joann Sfar, m’a pris car il a lu dans des interviews que je disais “Fuck Gainsbourg”, non pas car je suis contre, mais plutôt “Fuck Gainsbourg” pour être le seul musicien dont on parle. J’étais plus touché par Berger, Balavoine and some fucking great French pop guys from the seventies. Il y en a qui sont beaucoup, beaucoup mieux que Gainsbourg. On rencontre plein de chanteurs français, c’est pas normal ! C’est comme si tu parlais de rap et que tu disais qu’il n’y a que 2 rappeurs : 2pac et Biggie. For French it’s only Gainsbourg !

Tu es de Montréal et tu vis maintenant en Allemagne, est-ce que tu continues à t’y rendre ? Es-tu plus souvent demandé en France ou là-bas ?

J’ai toujours pas mal de potes là-bas comme Tiga, j’ai de très bons souvenirs, j’y ai fait mes études et je suis vraiment tombé amoureux de la musique à cette période-là. En général, je tourne plus en France car j’habite Cologne, en Allemagne, j’ai habité Paris pendant 10 ans également. Je n’ai pas voulu faire 8 aller-retour par an. C’est donc plus facile de me rendre en France. Il y a un moment où j’allais souvent à Londres également. L’Allemagne, la France et l’Angleterre sont les 3 pays où je vais et tourne souvent. Je fais un véritable effort pour maintenir et élargir mon public dans ces 3 pays où ça marche vraiment bien. J’ai la chance de pouvoir jouer dans des lieux comme ça assez souvent. Montréal ça va, Toronto ça va, États-Unis c’est toujours galère. Je perds de l’énergie, du temps et de l’argent à essayer d’aller là-bas. À un moment, je peux accepter que ce n’est pas à leurs goûts. Ce n’est pas grave s’il y a quelques endroits comme ça dans le monde. À un moment j’ai su que ce n’est pas qu’ils ne me comprennent pas, j’y suis allé plusieurs fois, j’ai fait des efforts, ce n’est tout simplement pas à leur goût. C’est ça le capitalisme : il faut accepter que le public ait toujours raison. The customer is always right !

Tu as accepté de t’entretenir avec les lycéens dont je m’occupe cette semaine, tout le monde n’a pas cette sollicitude. En tant qu’artiste, est-ce important pour toi de soutenir ce genre de projets ?

Très. On a publié des partitions de ma musique et je fais un effort spécial avec les gens qui ont appris à jouer des morceaux de Solo Piano et qui uploadent des vidéos sur Youtube. J’ai fait quelques concours où les gens envoient des vidéos et le gagnant – un enfant entre 12 & 16 ans – monte sur scène pour jouer avec moi. Ce soir par exemple, je vais donner au moins 2-3 leçons de piano aux gens. Je parle de la musique de manière générale, et j’invite des gens à monter sur scène. Les gens sont curieux de la matière de la musique et je parle de principes de musique qui existaient en 1700 et qui continuent d’exister. Je crois que ce qu’il est important de savoir, c’est qu’il y a certaines règles qui ne peuvent pas changer. Ce sont des choses physiques, des raisons pour lesquelles on perçoit la musique d’une certaine manière. J’ai fait quelques master classes avec des orchestres de jeunes qui viennent jouer, on fait ça assez souvent.

Dernière question : pourquoi Chilly Gonzales ? Je n’ai pas réussi à savoir… Il me semble qu’au tout début c’était Gonzales tout court et qu’après tu as changé…

Oui, ça a toujours un peu changé. Là c’est Chilly car c’est plus reconnaissable. Je ne me rappelle vraiment plus d’où ça vient par contre… Moi-même je me demande pourquoi j’ai choisi ça ! Des fois je crois que me freine, d’autres fois que ça m’avance. Ça fait ce que ça fait !

Il me semble que la première fois que j’ai vu Chilly Gonzales, c’était en 2010 avec la mixtape Pianist Envy où tu reprenais Daft Punk, 50Cent…

En fait, mon premier album c’était Gonzales, après l’album de rap The Entertainist s’appelait Chilly Gonzales, then I was Gonzales again with Solo Piano, then Soft Powers Gonzales again and so on…

Merci à Jason pour sa disponibilité, Fabienne Bertheau pour avoir arrangé l’interview, Marco pour le recueil des propos et Elektricity pour ce fabuleux concert !

@CyprienBTZ