Après avoir pas mal galéré à trouver Troutamn Street et passé plusieurs dizaines de minutes à me perdre dans les rues de Bushwick, quartier mythique et riche en histoire de Brooklyn, je finis enfin par trouver l’endroit où j’avais rendez-vous: the House Of Soul. De l’extérieur, la bâtisse ressemble plus à un repère de junkies accros au crack qu’au berceau de la nouvelle scène Soul qui ne cesse de faire parler d’elle depuis plus de dix ans. Aucun signe extérieur distinctif, à part un autocollant sur la boîte aux lettres représentant un dessin d’un globe terrestre embrassé par un bandeau sur lequel sont inscrits sept lettres: D-A-P-T-O-N-E. J’y suis bel et bien arrivé.
Daptone a été créé il y a un peu plus de dix ans, par Neal Sugarman et Gabe Roth, deux musiciens de formation, qui souhaitaient apporter leur vision de la Soul et de la Funk dans le paysage musical du début des années 2000. Plus qu’un simple projet, Daptone est une aventure, un label mas aussi un lieu, oeuvrant pour la diffusion et la conservation de ces styles de musiques, parfois un peu trop oubliés. Un label artisanal, produisant des albums avec une touche de vintage mais tout en restant très moderne et entouré d’artistes talentueux désormais considérés comme le fleuron de la scène Soul actuelle, voilà comment on pourrait résumer Daptone en quelques mots. Mais son histoire est riche et surprenante, et ce serait même irrespectueux de ne se restreindre qu’à ça.
Guidé par Neal dans les différentes pièces de la House of Soul, passant du studio, à la galerie des vinyles, jusqu’aux toilettes où est accroché au mur le Disque de Platine d’Amy Winehouse (et oui l’album Back To Black c’était eux !), ce dernier me raconte quelques anecdotes sur cet endroit et sur tous les musiciens qui y sont passés. L’énergie et l’ambiance qui s’en dégagent sont incroyables et semblables à un lieu saint. Et moi, en tant que pèlerin fidèle, je ne peux m’empêcher de m’extasier devant chaque objet de cette maison. Puis sans m’en rendre compte, les questions deviennent plus sérieuses et notre entretien commence à prendre forme… Rencontre avec le “Pape” de la scène Soul actuelle.
– Commençons par le commencement Neal : peux-tu nous dire comment tu es arrivé dans la Soul et la Funk ?
Je suis saxophoniste à la base. Et il n’y a pas d’autres genres de musiques plus intéressants que la Soul et la Funk quand tu fais de cet instrument. J’étudiais le saxo à l’école et à cette époque tous mes camarades de classe s’imaginaient en nouvelle star du Jazz et ne restaient focalisé que sur ce type de musique. Moi à cet âge-là, j’étais déjà plus attiré par le Blues.
En emménageant à La Nouvelle-Orléans j’ai commencé à jouer avec des musiciens de R’n’B, des grands chanteurs de Soul et de Funk. Ça m’a vraiment marqué. Quand je suis revenu à New-York, j’ai voulu monter un groupe Soul-Jazz qui par la suite, est devenu The Sugarman 3. C’est comme ça que j’ai rencontré Gabe Roth et Phil Lehman qui géraient à l’époque Desco Records.
Au départ, je leur ai juste envoyé les premières démos du groupe. Et puis quand on s’est vu, pour la première fois ça a été incroyable: on avait les mêmes goûts, les mêmes références, la même conception de ce que se doit d’être un label. Pas seulement une entreprise qui sort des disques les uns à la suite des autres, mais une marque, avec une véritable ligne artistique et qui parvient à fédérer une scène toute entière.
– Quand vous avez lancé Daptone il y a dix avec Gabe, c’était le premier label que tu créais ou tu avais déjà fait ça auparavant ?
Non c’était le premier. Ce qui s’est passé en fait, c’est que Gabe gérait Desco Records et moi j’étais signé dessus en tant qu’artiste. Avec Desco, c’était super : il y avait plein de groupes signés dessus, on était tout le temps sur la route pour les tournées, on a joué dans des festivals de Soul et Funk à l’autre bout du monde,… Il y avait une vraie scène attachée au label.
Mais quand Gabe et Phil ont décidé de mettre un terme à l’aventure Desco, Gabe venait à peine de finir d’enregistrer le premier album de Sharon Jones et nous, on avait presque terminé le troisième album de The Sugarman 3. Alors Gabe et moi on s’est mis à chercher des labels que ça pourrait intéresser et au final on n’a rien trouvé qui nous plaisait. On a fait plein de rendez-vous, on a rencontré des gens qui étaient intéressés par les deux albums, mais au final il y avait toujours un truc qui n’allait pas. Alors on a décidé de les sortir nous-même !
– C’était une grosse prise de risques quand même…?
Oui et non. On avait Sharon Jones qui commençait à avoir une certaine notoriété et tout le catalogue de Desco, du coup ça nous apportait une certaine crédibilité. On n’est pas parti de rien.
– Et vous imaginiez être encore là dix ans après…
Non pas du tout ! Quand on a créé Daptone, l’industrie musicale connaissait les débuts de la crise actuelle et moi je voulais aussi continuer à faire de la musique. Sortir des disques avec Gabe et gérer le label c’était pour moi plus une sorte de hobby. Jamais je m’imaginais avoir des employés, un bureau et tout ce travail ! Mais c’est incroyable que ça soit comme ça maintenant !
– Et quelles étaient les valeurs que vous vouliez défendre avec Gab en lançant Daptone ?
Comme je te l’évoquais toute à l’heure : créer un label qui soit presque une marque et qui mette en avant la musique que l’on aime. Quand tu regardes les vieux vinyles de Stax, Motown, Carnival Records ou encore Atlantic Records et que tu les sors de leurs pochettse, tu vois à chaque fois le logo de ces labels et ça t’évoque quelque chose de fort. Tu n’as même pas encore écouté le vinyle mais tu sais que ça va être bien parce que tu fais confiance à ce logo, qui est un gage de qualité. Tu sais que ces albums ont été enregistrés et réalisés avec un certain savoir-faire et avec passion.
Et c’est ce que je trouvais qu’il manquait à l’industrie musicale en général quand on a créé Daptone. A l’exception peut-être des labels de garage et de punk comme Sub Pop par exemple. L’objectif n’est pas de gagner des millions de dollars mais de diffuser et de faire connaître la musique que l’on aime.
– Aujourd’hui vous êtes le label référence de Soul et de Funk, tout en réussissant à éviter l’étiquette « Soul Revival » en sortant des artistes authentiques mais très modernes. C’est quoi la recette magique de Daptones ?
Il n’y a pas vraiment de recette magique ! Mais beaucoup de choses se passent au niveau du son et de la texture que l’on souhaite donner à chaque album. Au début ça a été difficile d’avoir « un son Daptone ». Et puis, plus tu sors d’albums et plus cela évolue, et tu arrives enfin à trouver un son qui correspond à ce que tu veux faire écouter aux gens. On ne cherche pas à faire des albums avec un son FM ou très moderne, on essaye juste de faire de la bonne musique qui soit agréable à écouter.
– Toute à l’heure tu parlais de Chess, Stax, Motown, Atlantic Records,… Où est-ce que vous vous situez avec Daptones par rapport à ces labels mythiques ?
Tu sais on adore ces labels, leurs artistes, leurs disques. La plus grosse difficulté aujourd’hui c’est de trouver un chanteur qui ait une vraie manière de chanter et de s’exprimer, une vraie touche Soul en fait. Tu ne trouves pas tous les jours des Ray Charles, des Otis Redding,… Trouver de véritables nouveaux talents c’est notre plus grande lutte ! Pour ces labels, ce n’était pas du tout le cas, et c’est pour ça qu’on est totalement différent d’eux.
Mais d’un autre côté, les groupes de musiciens que l’on a chez Daptones, Les Dap-Kings, Budos Band, sont pour moi aussi doué que les musiciens de l’époque. On a développé une manière de travailler et de jouer sur scène similaire à celles qui prévalaient dans les 60’s et les 70’s. On est donc entre les deux : dans la filiation de ces labels mythiques avec notre manière à nous de faire la musique que l’on aime.
– « Le bon artiste Soul » a l’air d’être difficile à trouver. Quels sont tes critères quand tu signes un artiste ou que tu veux enregistrer un album avec lui ?
Chanter avec pureté, honnêteté, force et surtout être naturel. Toutes les semaines il y a des gens qui viennent nous présenter leur groupe de Soul et de Funk et les chanteurs sont souvent trop superficiels et dégagent peu de puissance. Mais je suis sûr qu’avec le temps, on va voir se développer une nouvelle génération de chanteurs qui font faire des disques incroyables.
– Comment tu penses que les gens perçoivent la Soul et la Funk ? Plus comme une musique d’élite et de connaisseur ou au contraire comme une musique populaire ?
C’est assez difficile de répondre à cette question. On n’a jamais de morceaux qui passent sur les radios populaires du coup oui, la Soul et la Funk peuvent être considérées comme un genre de musique de connaisseur. Mais je pense que c’est aussi comme ça que l’industrie musicale fonctionne aujourd’hui. Tout tourne autour de l’argent, de combien tu peux payer pour avoir un super clip, passer à la télé, être en radio,…
Mais d’un autre côté, la plupart des artistes qu’on signe et dont on sort les disques ont désormais un public fidèle et une carrière importante parce que ça fait longtemps qu’on entend parler d’eux. A chaque nouvel album on en vend de plus en plus, les salles de concert sont de plus en plus remplies,… Et tous ces gens, qui viennent à nos concerts, qui achètent nos disques, qui nous suivent de manière générale, sont des passionnés de musique. Ce ne sont pas des personnes qui s’intéressent à ce qu’on fait juste parce que c’est un effet de mode qui part d’un buzz sur internet.
La Soul et la Funk ne sont ni des musiques populaires, ni des musiques élitistes. C’est, je pense, des genres pour des gens qui veulent écouter de la bonne musique tout simplement.
– La plupart des artistes que vous avez signés étaient assez âgés et avaient déjà une notoriété dans le milieu de la Soul et de la Funk. Comment vous avez réussi avec Gab à convaincre Sharon Jones, Lee Fields ou Charles Bradley de travailler avec vous ?
On ne les a pas vraiment convaincus parce qu’ils étaient tous très excités à l’idée de bosser avec nous. Tu prends Charles Bradley par exemple : avant qu’on le rencontre, il n’avait jamais rien sorti et pourtant il était là depuis assez longtemps. Quand il nous a rencontrés, qu’il a vu qu’on avait plein de choses en commun et qu’on allait faire un album comme lui le voulait, il a été très content et n’a pas mis trop longtemps à se décider. Depuis on est devenu très amis, il passe beaucoup de temps ici, il nous a même aidé à construire le studio. Pour Sharon Jones c’est dans la même veine : on venait de finir le disque de Lee Fields mais on voulait rajouter des chœurs sur certains morceaux. Et il y a ce saxophoniste qui nous a dit : « Ma copine peut le faire. ». Il a ramené sa copine et c’était Sharon Jones.
C’est vrai qu’on a plein de vieux musiciens qui nous contactent pour qu’on sorte leurs albums parce qu’ils connaissent Daptone via Sharon ou Charles. Mais ce n’est pas une question de vieux ou de jeunes artistes je pense, mais plus d’enregistrer des albums que l’on aime, à notre manière, avec des gens qu’on apprécie.
Charles Bradley et Sharon Jones viennent de Brooklyn et ce n’est pas une coïncidence si on les a signés. Parfois il y a des types qui nous appellent et qui nous disent : « Hey salut, je suis un grand chanteur de Soul de Chicago, signez-moi ça va être super ! ». Les types je ne les connais pas, je n’ai pas de relations particulières avec eux. Faudrait qu’ils viennent ici, qu’ils vivent à New-York, à Brooklyn, qu’on passe du temps ensemble, qu’on discute afin de voir si ça va marcher entre nous.
Mais c’est la même chose pour tous les grands labels de l’époque. Prends Stax par exemple : le label était basé à Memphis et était géré par une bande d’ami. Il y avait toujours des gens, des musiciens qui les entouraient qui leur disaient : « Tu devrais rencontrer ce mec, c’est un super chanteur ! ». La même chose pour la Motown à Détroit : tous les artistes qui ont été signés sur le label était des amis, ou des amis d’amis de Berry Gordy.
– Quelles sont tes relations avec les artistes du label maintenant ?
Elles sont formidables, on est comme une grande famille ! On s’entraide, on se soutient, on se fait confiance mutuellement. Tu vois Sharon Jones est une grande artiste maintenant, mais personne, aucune major, ne viendrait la voir pour lui dire : « Signe sur notre label et on sortira ton disque ». Parce que je pense que personne ne réussira à faire ce qu’on a accompli avec elle jusqu’à présent.
– Si tu avais un artiste à signer aujourd’hui, mort ou vivant, lequel ce serait ?
C’est dur de te répondre ! Déjà, j’aurais aimé jouer avec Otis Redding. L’accompagner avec la manière avec laquelle il chante, ça devait être incroyable. Cette énergie Blues qu’il dégage et que justement on n’a pas trop sur le label. Je te dis Otis Redding là parce que je venais d’écouter un de ses disques, ça aurait pu être différent une autre fois !
– Il y a une certaine nostalgie quand tu parles d’Otis… D’ailleurs comme on parle « du passé », parallèlement à vos activités de production, vous continuez à développer un catalogue de réédition via Ever Soul. Comment choisissez vous ces pépites oubliées ?
D’abord, avant de sortir quoique soit on doit « clearer » tous les droits. Donc c’est un travail assez long parce qu’il faut retrouver les ayants-droit, qui possèdent le master de l’album,… D’autant plus qu’on ne souhaite pas payer une réédition d’un artiste qui est sur le catalogue d’une major. On cherche généralement le label d’origine ou un membre de la famille de l’artiste pour avoir toutes ces informations. Ensuite, on choisit les morceaux qui nous plaisent et on ressort un vinyle.
Ça prend beaucoup de temps tu vois… Un jour même, il y a un type qui se pointe avec morceaux sur cassettes. De la pure Soul, sublime ! Mais le son était tellement mauvais qu’on aurait jamais pu sortir quelque chose ça aurait été inaudible ! Et je n’aurais jamais pensé à le réenregistrer même si les morceaux étaient géniaux. Parce que la manière avec laquelle les albums étaient faits à cette époque, c’est ça qui fait tout leur charme.
– Ça l’air de prendre de vous prendre beaucoup de temps en effet. D’ailleurs, le temps vous le trouvez où avec Gabe ? Comment vous faites pour être musicien et gérer le label à la fois ? Ce n’est pas trop fatigant ?
Oué c’est vrai que c’est plutôt intense. Le truc qui est super c’est que j’adore toutes ces tâches et j’adore aussi devoir les faire que pendant une période. Tu vois, je vais passer trois ou quatre mois au bureau et dans les studios, puis je vais repartir deux mois en tournée, sur la route avec le groupe et puis je reviens, et ainsi de suite… Mais on travaille avec des gens formidables, en qui on a totalement confiance donc c’est super !
– Quel avantage ça t’apporte dans le métier d’avoir cette triple casquette, musicien / label manager / producteur ?
Je n’y pense pas trop je t’avoue. Je pense que ce statut m’est bénéfique dans la musique, pas dans le business. Ce qui m’importe, c’est qu’on produise de la qualité et que l’on fasse des bons disques. Pour moi manager ça sonne trop business, et ça ne me correspond pas, je suis trop attaché à n’importe quelle œuvre de musique… Je ne suis pas la à me battre pour essayer de récupérer de l’argent sur des morceaux ou un album. Je trouve ça même étrange dans l’idée…
– C’est une manière tout à fait particulière de travailler au final. D’autant quant elle est associée à un endroit spécial : the House of Soul. Tu peux nous en dire plus dessus ? Comment tu as eu cette maison ?
Au départ, on n’avait pas trop d’argent. On cherchait donc un endroit pas cher où on aurait pu construire un grand studio pour travailler. Puis on a eu besoin d’un espace pour stocker et vendre du merch et des albums. Et dix ans après voilà comment c’est !! Il y a des trucs partout c’est vrai, mais c’est l’âme de cet endroit et c’est dur pour nous de bouger. Là par exemple, on discute tranquillement dans la cuisine alors qu’avant c’était une salle de réunion ! On ne peut pas s’imaginer ailleurs, surtout que le studio a un son incroyable ; le son Daptone.
– La « chaîne de production » est donc dans cette maison : vous enregistrez au rez-de-chaussée, puis vous remontez les morceaux tout frais au premier étage pour les écouter,… ?
Exact ! On nous dit souvent qu’on est un label artisanal et c’est totalement vrai. Tout se passe dans cette maison !
– Cette année c’était vos dix ans. Comment tu imagines Daptone en 2023 ?
Encore dix ans, je ne sais pas du tout ! Je serai vieux en plus ! Comme la plupart des artistes avec qui on travaille. Sharon ça fait vingt ans qu’on se connaît et on a l’impression que tout ça va durer longtemps. Et c’était comme ça jusqu’à ce qu’elle tombe malade et qu’on se rende compte que les choses changent…
– Et qu’est-ce que tu aimerais accomplir dans les dix prochaines années. Jouer dans un festival particulier, enregistrer l’album de tel artiste… ?
Sincèrement : repartir en tournée avec Sharon. J’ai vraiment envie qu’elle aille mieux et qu’on puisse reprendre la route et les concert avec elle et le groupe. Jouer les nouveaux morceaux de l’album, les faire découvrir au public sur scène et sentir l’excitation des spectateurs. Ça l’air un peu banal dit comme ça, mais c’est sincère et c’est vraiment ce dont j’ai envie.
– J’espère que la Soul se portera bien en tout cas dans dix ans. D’ailleurs, comment tu définirais la Soul Music ?
C’est comme une saucisse ! Non je rigole. Pour moi c’est écouter un morceau, et sentir qu’il prend possession de ton corps. Ce n’est pas de la musique intellectuelle, mais vraiment physique, qui peut toucher toutes les parties de ton corps, comme une sorte de décharge électrique. Un grand morceau de Soul c’est comme entendre quelqu’un chanter la pureté, l’honnêteté, la beauté mis en musique grâce à une combinaison d’instruments magnifiques.
Merci à Lucien, Victor, Charlène et toute l’équipe de Daptone pour cette interview.
Et comme on parle de Soul, nous vous rappelons que le “Summer Of Soul” a commencé la semaine dernière sur Arte et se prolonge jusqu’à la fin du mois d’Août. Pour plus d’informations: www.arte.tv
Pour plus d’informations: https://daptonerecords.com/