Kerri Chandler représente pour beaucoup, la personnalité à l’origine de la deep house. Loin de nous l’idée de vouloir rentrer dans une éternelle querelle de chapelle, mais la house c’est la house (un point c’est tout). D’ailleurs lorsqu’on regarde la carrière de ce remarquable Dj et producteur, on note qu’il n’a pas seulement fait de la deep house, mais est également à l’origine de magnifiques tubes de house vocale.
Si ces hits intemporels sont incontournables c’est pour plusieurs raisons: des arrangements parfaits, un kick de la puissance d’un parpaing qui disparaît dès que la basse et les nappes pointent le bout de leur nez, des mélodies simples qui tombent rarement dans le lieu commun. Aujourd’hui, l’homme est toujours aussi positif qu’à ses débuts, et s’il pourrait être imbu de sa personne du fait de sa discographie encyclopédique, le boss de Madhouse est bien au contraire une bombe d’énergie positive.
Toujours loquace et prêt à partager les nombreuses anecdotes qui rythment sa carrière depuis plus de vingt ans, nous avons profité de son passage au Showcase pour lui poser quelques questions, à la fois par curiosité mais aussi par admiration.
– Salut Kerri, tu viens du New jersey et d’une famille de musicien jazz. Peux-tu nous dire comment ta famille a influencé tes choix de carrière ?
Mon grand-père et ma grand-mère étaient des musiciens et des chanteurs jazz. Mon père est Dj. J’ai grandi dans ce monde et il m’a semblé plus que naturel d’évoluer dans ce milieu. Je voulais être comme mon père car je le trouvais cool et j’aimais ce qu’il faisait. D’ailleurs les gens avaient également l’air de vraiment l’apprécier. La plupart des gens de ma famille sont Djs, c’est devenu un business familial en quelque sorte.
– Ta famille vient du jazz mais finalement tu aurais très bien pu faire du Rn’B ou du hip hop; pourquoi donc avoir choisi la house ?
C’était naturel pour moi car dans la house tu peux mettre n’importe quelle influence dans un rythme 4/4. Tu peux faire de la house teintée de musique brésilienne, africaine, jazzy ou avec un soupçon de techno. Tu peux tout faire, tu es libre. Lorsque que j’ai commencé c’était tellement nouveau qu’on expérimentait de nouveau groove.
Le rap c’était toujours « la rue », une musique profondément urbaine, et ce n’est pas tout le temps moi. Cela pourrait être une de mes facettes mais ce n’est pas le cas. Le message de la house est beaucoup plus tonique et positif que celui du rap.
Il y a tant de choses que la house m’a fait surmonter que pour moi je trouvais ça plus passionnant de m’orienter dans cette direction. Le rap aurait fait de moi une personne en colère et je ne suis pas de ce genre là. J’ai été dans un groupe de rap et je n’y suis pas resté longtemps car ce n’était pas une musique qui me correspondait.
– La house est une musique qui fonctionne essentiellement sur du 4/4 mais le jazz ça n’est pas forcément le cas. C’est souvent du 3/4. Comment arrives-tu à transposer tout ça sans que ça ne devienne juste jazzy mais jazz.
J’aime la fusion, j’aime lorsque tu assembles des genres et que tu les combines à la house. Tu peux mettre n’importe quoi dans la house et c’est ce que j’apprécie dans ce genre musical.
– Pense-tu qu’un label comme CTI ou le travail de Bob James aie influencé ton travaille d’artiste ?
Oui énormément c’est une grosse influence dans mon travail. J’ai grandi avec la musique des artistes de ce label, mais mon préféré reste malgré tout Bob James. Aujourd’hui encore je l’écoute presque tous les jours chez moi.
– Tu as commencé très tôt. Était-ce facile en tant qu’enfant de te faire une place sur la scène lorsque tu es arrivé aux côtés de Sydenham ou Merlin Bob ?
C’était super intéressant car lorsque je les ai rencontrés, plus particulièrement lorsque j’ai rencontré Jérôme. Nous étions habillés exactement pareil. Je connaissais déjà Merlin Bob au travers de son émission de radio. Lorsque l’on s’est parlé pour la première fois, ça s’est fait tout seul, on était juste connecté comme si nous étions amis depuis toujours.
Kerri Chandler – Moon Bounce (Full Length Mix)
– Peux-tu nous raconter comment tu as commencé à produire de la musique pour d’autres musiciens ?
Je travaillais en tant qu’interne dans un studio et je me suis retrouvé à faire de la musique alors que je n’en avais jamais fait auparavant. Les gens débarquaient au studio et voulaient faire du rap. On me demandait « Hé mec on veut faire du rap tu peux mettre un beat là ? ». Et je répondais « Où est votre producteur ? Je suis juste le technicien ! ». Puis je me suis retrouvé à faire de la musique pour les autres. J’ai commencé à en faire pour moi par la suite.
– Quel a été le rôle de Mel Madale dans ta carrière ?
J’ai rencontré Mel il y a des années à New York, lors d’un congrès. Il m’a aidé sur les licences de plusieurs de mes travaux pour le projet Dee Dee Brave. Un jour, nous avons déjeuné ensemble et je lui ai demandé comment il arrivait à créer tous ces labels car j’aimerais beaucoup en créer un. J’aimais travailler avec les majors mais je voulais avoir plus de contrôle sur ce que je faisais, dans la mesure ou je leur ramenais pas mal d’argent sans être trop maître de mes créations. Il m’a donc aidé à me développer et par la suite à créer mon label.
J’ai commencé Madhouse avec Mel et je l’ai aidé sur son label Champion à NY. Je dirige Madhouse depuis vingt ans maintenant. Je n’aurais pas eu la carrière que j’ai eu s’il n’avait pas été là; parallèlement j’ai monté un sous-label, Madtech, afin d’aider les jeunes artistes à sortir leurs musiques.
– Tu as fait de la musique extrêmement accessible telle que Dee Dee Brave en gardant toujours ta ligne directrice. Quel est ton secret ?
Je dois la vivre avant de la faire cette musique ! J’ai vraiment besoin d’aller au fond des choses puis je vais en studio. Mon studio fait un peu office de twitter… J’aurais pu twitter toute la journée sur ce que j’ai fait, mais à la place j’écris un morceau. C’est exactement le même mode de fonctionnement.
Dee Dee Brave – My My Lover (Kaoz Again Mix)
– Beaucoup de gens t’assimilent à la scène de New-York, mais il y a également une scène dans le New Jersey d’où tu viens. Comment tu te positionnes par rapport à ces deux scènes ?
J’appartiens aux deux. Il n’y jamais vraiment eu de différences, pour aller dans le New Jersey il n’y a qu’à traverser un fleuve. Ce n’est pas si loin. En terme de sons, la différence c’est que New-York se caractérise par un son plus élaboré avec pas mal de fioritures et des basses fréquences sophistiquées, tandis que la Jersey House et directement inspirée du gospel avec beaucoup de vocaux. J’ai toujours aimé les deux et j’ai toujours composé les deux. New York pour les trucs à la mode, Jersey pour les trucs plus brutes en termes d’émotions.
– Comment arrives-tu à garder cet équilibre entre kick snare et cowbell ?
Tout a besoin d’espace. Chaque fréquence a un espace sur le spectre qui doit lui être alloué et si tu donnes cet espace à chacun de tes éléments, alors tout sonne bien normalement. Lorsque tu fais une équalisation, si tu veux nettoyer un son qui sonne vraiment bien mais qui a besoin d’être traité, tu diminues le volume. Si tu veux changer de son, il faut que tu remontes dans le positif. En revanche il ne faut jamais perdre de vue que le zéro analogique n’est jamais le même que le zéro digital qui se situe au moins à -12. Il faut donc faire très attention à ces niveaux et si tu laisses tout respirer normalement ça sonne très bien.
– Il y avait un ingénieur du son qui a travaillé avec Quincy Jones et Michael Jackson qui disait « la compression c’est pour les débutants, l’équalisation c’est plus intéressant ». Qu’en penses-tu ?
Je suis parfaitement d’accord, je ne compresse absolument rien. La seule chose que j’ai jamais dû compresser c’est un vocal. Je ne compresse jamais rien, car si tu veux changer quelque chose par la suite tu ne peux plus. Si je dois modifier quoi que ce soit par la suite j’ai juste à bouger un fader, à créer une automation ou quelque chose. Si tous tes éléments prennent beaucoup trop d’espaces, si tu as de véritables instruments, oui dans ce cas là peut-être que tu auras à compresser quelque chose mais en musique électronique, lorsque tu utilises un séquenceur et que tout est à la même vélocité tu n’as pas besoin de ça.
– Peux-tu nous raconter comment a été conçue la DJR400.
C’était super intéressant de travailler sur ce projet car j’avais déjà conçu ce mixer de poche qui pouvait tenir dans ma main et qui ressemblait déjà à ce rotary mixer en plus petit. Cyril (Dj Deep) m’a proposé de faire un mixer portable. Je travaillais déjà avec Pionneer à l’époque et il avait l’idée de mixer ce rotatif. Il a donc rencontré Jerôme Barbé et ils ont commencé à faire le mixer. Il a eu beaucoup plus d’influences que moi sur ce projet.
– Ton set sur scène ne se limite pas simplement à un mixer et deux platines. Peux-tu nous en dire plus ?
Depuis que j’ai commencé à me produire sur scène j’ai pris l’habitude de ramener des séquenceurs, des ordinateurs et des claviers. Avec le temps, les choses ont eu tendance à prendre moins de place et à devenir plus portables. Je pense que plus je me sens dans mon studio plus je peux composer de la musique en live.
– Quelle est ta relation avec l’innovation et les nouvelles technologies ?
Je ne me permettrais jamais de juger l’idée de quelqu’un car tu ne sais jamais sur quoi elle peut aboutir. J’ai toujours essayé de faire des choses qui n’avaient pas encore été faites ou pas encore été imaginées. Une chose que j’adore ce sont les hologrammes. J’en ai utilisé pendant des années et c’est rigolo de voir que maintenant les gens en réutilisent. Particulièrement comme le show avec Tupac. Mais j’avais déjà fait ça auparavant et j’ai toujours aimé les nouvelles technologies applicables au club.
– Comment s’est faite ta collaboration avec Pioneer ?
Ça a toujours été drôle de travailler avec eux, même si c’est un peu moins le cas depuis que mon pote Carl est parti il y a deux ans. Au début, ils nous amenaient dans une salle, on testait plein de matos et on disait: “ça oui, ça non” . On faisait des suggestions et quand le prototype sortait, rebelote, on disait: “ça oui, ça non”. Je fait ça depuis la CDJ600. Ils viennent à New-York, on se rencontre dans une chambre d’hôtel, je vois le matos, je ramène quelques trucs chez moi pour les tester et je leur dit ce que j’en pense. Ils font ça avec plein de Djs.
– Es-tu un féru d’instruments analogiques ?
J’utilise de tout pour produire, dès que j’aime le son je l’utilise tout est sans limites. Je modifie toutes mes machines, je les ouvre et je les transforme.
– Penses-tu que ce soit une bonne chose que la production musicale soit devenue plus accessible à tous ?
Lorsque j’ai commencé, tu devais avoir quelqu’un qui croyait assez en toi pour investir de l’argent dans des séances de studio avec des musiciens et d’autres personnes. Tu devais véritablement créer une chanson de toute pièce, pas faire un track lambda. Il y a donc un écart considérable entre le résultat que l’on attend de toi en studio et celui que tu obtiens lorsque c’est fait dans une chambre à coucher à la va vite.
Ableton est devenu un instrument en lui-même. Aujourd’hui ce que tu pouvais faire avec un petit studio chez toi, tu peux le faire avec un Ipad. Mais avec ça on biaise le processus créatif car tout le monde est musicien, tout le monde est Dj. Tout le monde peut produire donc c’est sûr que maintenant pour se faire remarquer il vaut mieux envoyer du bois. Il n’y a plus de chanteur, plus de musiciens, plus de songwriter, juste des gens sur Ableton qui font des loops, et quelques basslines. Mais peut-être que dans un futur proche, la mélodie reviendra et que les gens voudront entendre des chansons de nouveau. J’adorerai ça car ça me ramènerait à mes débuts où l’on produisait d’une toute autre manière.
Je pense que c’est juste une question d’époque, il faut s’adapter et considérer pleinement cette nouvelle façon d’apprendre à faire de la musique. Avant pour faire un track il te fallait une pièce remplie de machines et un ingénieur pour t’aider à faire fonctionner tout le barda. Maintenant on peut juste se poser avec des écouteurs dans son lit et faire de la musique.
– Tu penses que quelqu’un pourrait faire la même musique que toi juste avec un ordinateur ?
Ah c’est délicat. Je pense qu’il pourrait s’en rapprocher s’il samplait une partie de mes sons mais pour faire exactement ce que je fais alors que moi-même la plupart du temps je ne sais pas trop ce que je fais, ça m’étonnerait. J’ai été influencé par tellement de choses, j’ai modifié tellement de mes machines et si je n’aime pas la façon dont ça sonne je transforme le tout. Donc il faudrait qu’il sample, sinon il ne ferait que s’en approcher.
– Tu as une formation d’ingénieur, penses-tu qu’elle t’aurait servi si tu n’avais pas fait de musique ?
J’aurais été ingénieur, peut-être technicien ou designer. Chez moi, j’ai des racks entiers juste pour les effets. Je collectionne également les platines et les mixers. Je me suis toujours dit que c’était ma vie, mon job et que si j’étais en face de quelque chose je devais savoir ce que c’était. Je suis toujours curieux d’apprendre et si je pose la main sur quelque chose je veux savoir ce qu’il y a dedans et ce qu’il en sort. Je ne veux pas rentrer dans un dj booth et me dire « Mais qu’est ce que c’est que cette chose ?». J’ai besoin de tout savoir.
Kerri Chandler – The Invaders (The Panic)
– Ne trouves-tu pas qu’il y a un fossé entre ce qui se passe en Europe et ce qui se passe aux États-Unis ? Tout ce qui se passe dans chacun de ces continents ne traverse pas forcément l’Océan…
Je suis très souvent en Europe et au Royaume-Uni, mais ma maison sera toujours ma maison. Tout marche par cycles et l’on ne sait pas quand les nouvelles générations américaines vont revenir sur le devant de la scène. Aujourd’hui tout le monde a le regard tourné vers Ibiza. Avant c’était l’Angleterre, ça change. Tôt ou tard ça reviendra aux Etats-Unis, c’est juste une question de genre mis en avant. Mais aujourd’hui c’est très différent car tout le monde peut produire ce qu’il veut juste avec un ordinateur.
– Quelle est ta relation avec Paris ?
Dj Deep est un de mes meilleurs amis, je le connais depuis la première fois que je suis venu jouer à Paris. Je jouais au Rex Club, c’est d’ailleurs un de mes clubs favoris où jouer. A chaque fois que je reviens ici je vois mes amis et ma famille en quelque sorte. Lorsque je repars j’ai la larme à l’œil.
– Peux-tu nous raconter l’histoire de Bar A Thym, comment as-tu choisi le titre ?
C’est étroitement lié à la France. Je jouais à cette fête appelé Sunslice Festival à Toulon. Cela faisait plusieurs années que je faisais cette fête mais cette fois là, il y avait un endroit appelé Bar A Thym. C’était un bar dans lequel je jouais aux côté de Dennis Ferrer, Blaze, Franck Roger, Jovonn et plusieurs autres artistes.
Dans le bar il y avait une cloche pour le bétail et Dennis a commencé à jouer avec. Là on avait la cowbell puis il s’est mis à jouer sur la table et sa tête était pas loin des lumières. Puis il a commencé à jouer avec l’ampoule et un bâton de batterie. Là j’ai pensé « Ok t’as gagné, c’est très fort car le verre de l’ampoule est très fin ». Puis le verre a explosé et j’ai vraiment cru qu’on allait avoir des problèmes. Les gens sont devenus dingues. Dennis par la suite a fait un morceau qu’il a titré « Drumstick & A Light Jixture », et moi j’ai fait « Bar A Thym ».
C’était à peu près la même histoire avec « So Let’s The Wind Comes ». Ça vient aussi du festival Sunslice. Tout le matériel était sur scène et c’était pas pratique pour passer des disques car il y avait beaucoup de vent, seulement je voulais rester proche du public pour jouer et j’ai regardé le temps l’ambiance et je leur ai dit: « Je me fous de ce qu’il va se passer, c’est pas grave, je préfère jouer dehors, So let’s the wind come ! ».
Kerri Chandler – Bar A Thym (Tom Middleton Cosmos mix)
– Peux-tu nous parler des prochaines sorties sur tes labels ?
La prochaine sortie est un Ep de Voyeur avec un remix que j’ai fait. Ça s’appelle Blame It On The Youth. Il y a également un album de Tonny Lionny et un Drumsith qui vont sortir également.
– Qu’en est-t-il de tes sorties ?
Il y a une personne avec qui je suis particulièrement heureux de travailler c’est Troy Denari. C’est un jeune chanteur Hollandais. Il a fait quelques vocaux pour moi et ils sont fantastiques il y a une telle harmonie là dessus que cela me fait pleurer lorsque je l’entends. Je suis vraiment impatient de sortir ça sur Madhouse. Il m’a envoyé une petite minute de chants et j’ai absolument voulu l’éditer pour pouvoir la jouer. A chaque fois que je la joue elle fait forte impression.
– Tu reçois beaucoup de promo avec Madhouse ?
Oui énormément, j’essaye d’écouter le maximum de choses mais comme je suis sur la route je n’ai qu’internet donc c’est difficile. mais lorsque je rentre chez moi j’ai toujours une grosse pile de disques qui m’attendent. Je suis un vrai drogué du vinyle donc si je suis en ville pour un jour de plus je vais directement chez le disquaire, mais lorsque que je tourne une semaine non-stop et que je me retrouve avec un nouveau bac rempli de disques, je dois me l’envoyer par la poste à moi même.
– Un dernier mot ?
Si tu veux faire de la musique, travaille dessus tous les jours et si tu peux, essaye d’apprendre à jouer d’un instrument au moins du clavier !
Makam – You Might Lose It (Kerri Chandler Kaoz 623 Remix)
Remerciement à Kerri, Emily, Lorenzo et le Showcase pour le temps et les efforts mis en oeuvre pour faire cette interview.